Pourquoi tout est toujours aussi long lorsqu’il s’agit de la santé des patients ? Pourquoi faut-il des années et la volonté inlassable de familles de victimes pour faire bouger les montagnes d’immobilisme dont le patient est toujours, in fine, la victime? Après le docétaxel, une nouvelle affaire met en cause une des molécules anti-cancéreuses les plus prescrites : le 5-fluorouracile (5-FU, présent dans les protocoles FEC, FAC, Folfox, Folfirinox…) et son analogue, la capécitabine.
Quatre victimes et familles de victimes portent plainte aujourd’hui contre X pour « homicides et blessures involontaires avec mise en danger de la vie d’autrui », devant le pôle santé du tribunal de Paris. À la tête de ce combat, un homme blessé et révolté : Alain Rivoire. À 64 ans, cet enseignant-chercheur en chimie n’a pourtant rien d’un dangereux agitateur. Avant qu’il ne crée, en 2017, l’association des victimes de 5-FU, la seule organisation à laquelle il n’ait jamais adhéré était le club de pétanque de la commune de Chambon-Feugerolles dans la région de Saint-Étienne. Mais voilà, il y a 2 ans, le 5-FU, une des chimiothérapies les plus prescrites en France, a tué sa femme, Roselyne. Elle avait 62 ans. Et sa mort aurait pu être évitée avec une simple prise de sang.
La roulette russe
Alain et Roselyne Rivoire se connaissaient depuis toujours : « On était mariés depuis 34 ans mais on se connaissait depuis qu’on était bébés : nos parents étaient voisins. Il y a 5 ans, j’ai dû arrêter de travailler. Et heureusement parce que j’ai pu passer plus de temps avec elle, l’accompagner aux champignons. » La vie heureuse de la famille Rivoire bascule en 2016, lorsqu’on diagnostique à Roselyne la récidive d’un cancer du sein. La dynamique sexagénaire commence un traitement par Taxol et Avastin. Quelques effets secondaires désagréables apparaissent, notamment des douleurs dans les doigts qui l’empêchent d’écrire. « Son cancérologue a décidé de changer son traitement pour de la capécitabine [analogue du 5-FU, NDLR]. Il lui a affirmé qu’avec cette chimiothérapie, elle aurait moins d’effets secondaires. On l’a cru sur parole », raconte, amer, Alain Rivoire.
Roselyne, rentre chez elle, confiante, son ordonnance à la main. Elle mourra 19 jours plus tard. Après un véritable calvaire. « Cela a commencé par des aphtes qui l’empêchaient de manger puis tout son corps s’est couvert de plaques… Pendant la nuit, elle a fait un malaise et s’est fracturée la jambe. Nous l’avons amenée aux urgences puis tout est allé très vite. Son état a rapidement empiré. Elle souffrait le martyre. C’est comme si elle fondait de l’intérieur. » À l’hôpital, Alain Rivoire se bat pour faire venir l’oncologue de sa femme à son chevet : « J’ai dû menacer d’aller le chercher moi-même et de le ramener par la peau des fesses ». L’oncologue diagnostique finalement une « simple » allergie à la chimiothérapie qui devrait « passer au bout de quelques jours ». Cinq jours plus tard, Roselyne décède.
Que s’est-il passé ? Pour Roselyne, le 5-FU de sa chimiothérapie était mortel. Chez 10 à 40% des malades, cette molécule entraine des toxicités sévères et des effets secondaires plus ou moins graves : atteintes hématologiques (diminution du nombre de plaquettes et de cellules immunitaires dans le sang), digestives (diarrhées, vomissements) ou encore troubles cardiaques. Mais pour près d’un patient sur 100, la toxicité est fatale. Et la prescription de 5-FU signe leur arrêt de mort.
Pourtant, des tests prédictifs existent
Pourtant depuis les années 90, on connaît le mécanisme de ces toxicités : elles sont dues pour la majorité à la défaillance partielle ou totale d’une enzyme, la dihydropyrimidine déshydrogénase (DPD). En temps normal, cette enzyme parvient à éliminer le 5-FU au niveau du foie. Mais pour les personnes qui souffrent d’un déficit en DPD, la molécule s’accumule dans l’organisme jusqu’à devenir toxique. Le médecins disposent de tests qui permettent de dépister cette déficience et d’adapter la dose de 5-FU à administrer, voire de décider d’avoir recours à un autre traitement (voir notre article « Le point sur les toxicités au 5-FU »). Mais, voilà, ce test, sur simple prise de sang dont le coût s’élève à 151 euros (pris en charge depuis 2016 par les établissements de santé), le médecin de Roselyne n’a pas jugé bon de le lui faire.
Et c’est, précisément, la raison de la révolte d’Alain. « Donner cette molécule à ma femme équivalait à jouer à la roulette russe » résume-t-il. Et l’indignation s’est ajoutée à la souffrance quand, une semaine après la mort de Roselyne, Alain Rivoire reçoit une lettre « extrêmement choquante » de l’oncologue : « Il nous expliquait que Roselyne était décédée d’une “intolérance majeure” au médicament qu’il lui avait prescrit. Il connaissait donc bien la cause. Mais selon lui, étant donné qu’elle était atteinte d’un cancer du sein métastatique incurable, « cette complication dramatique lui aura peut-être évité une agonie longue et douloureuse » ». En résumé : mieux valait qu’elle décède rapidement du médicament censé la soigner que d’une maladie lente. Primum non nocere ? Et pour achever la triste litanie des dysfonctionnements, Alain découvre que, contrairement aux dires du cancérologue, ce dernier n’a nullement déclaré le décès de sa femme comme un EIGS (événements indésirables graves) à la pharmacovigilance. Pourquoi ces déclarations sont-elles importantes ? Parce qu’elles permettent de faire émerger des signaux faibles et d’éviter que de tels événements ne se reproduisent. Mais elles supposent aussi que le médecin accepte de donner un « retour » sur un traitement qu’il a lui-même prescrit.
Le 5-FU pourrait provoquer jusqu’à plus de 600 décès par an
La mort de Roselyne n’est pas un cas isolé. Loin de là : 133 décès causés par le 5-FU ont été déclarés et répertoriés en 10 ans. « En réalité, ce chiffre est probablement sous-estimé car pendant longtemps on déplorait une sous-déclaration des évènements indésirables graves en oncologie. Pendant un an et demi, nous avons analysé a posteriori le statut DPD de patients traités au 5-FU et ayant fait une réaction, à l’échelle de notre centre. Nous avons dénombré 0,9% de cas de décès toxiques ce qui corrobore les chiffres trouvés dans la littérature scientifique » précise Joseph Ciccolini, docteur en pharmacie et chercheur spécialiste de la toxicité des médicaments anti-cancéreux au CHU de Marseille.
Selon l’Institut National du Cancer (INCa), environ 80 000 personnes sont exposées chaque année à des chimiothérapies à base de 5-FU. Et selon les études1, le taux de toxicité létales oscille entre 0,2 et 0,8%. Mathématiquement, le 5-FU causerait donc entre 160 et 640 décès par an. « Ensuite cela dépend du protocole de chimiothérapie administré. Le FEC, prescrit pour des cancers du sein est moins dosé en 5-FU que le FOLFOX, par exemple, prescrit pour des cancers digestifs. Les effets indésirables sont donc moins sévères. Le 5-FU est aussi très rarement utilisé seul, il est combiné à d’autres molécules. Il est donc difficile de savoir si le 5-FU est seul en cause dans les décès toxiques » nuance Joseph Ciccolini.
Un test pas encore prescrit systématiquement
Quel que soit le chiffre réel, reste que ces toxicités (et ces décès) pourraient être évités puisque des tests de dépistage de déficience en DPD existent. Il est donc possible d’anticiper ces réactions et d’adapter les traitements en conséquence. C’est ce que fait depuis des années le CHU de la Timone : « Nous réalisons un typage préventif de tous les patients hospitalisés et éligibles pour une chimiothérapie à base de 5-FU ou de capécitabine. En cas de risque avéré (déficit en DPD), une adaptation des doses est alors proposée en concertation avec l’équipe médicale. Il ne s’agit pas en effet de se passer du 5-FU dont l’efficacité est reconnue, mais bien de personnaliser les doses de façon à maintenir une qualité de soins tout en limitant le risque de toxicité sévère. À Marseille, cette implantation s’est traduit par une diminution nette du nombre de cas toxicités sévères, sans pour autant mettre en cause l’efficacité thérapeutique du traitement. Le typage préventif de la DPD s’inscrit donc dans le développement d’une médecine de précision en oncologie », souligne le Dr Joseph Ciccolini.
Une méconnaissance des toxicités
Malheureusement, l’exemple de la Timone n’est pas la norme. Entre 2013 et 2017, « entre 6000 et 7000 patients ont eu une recherche de déficit en DPD. Étant donné le nombre de 80000 patients traités par une fluoropyrimidine chaque année en France traités chaque année, cela correspond à environ 7 à 9% des patients traités » peut-on lire dans le Compte rendu de la réunion du Comité technique de Pharmacoviligance du 26 février 2019 2. Et dans 80% des cas, le test a été réalisé a posteriori, « pour expliquer des toxicités sévères ou fatale » . Pourquoi ces tests ne sont-ils pas davantage prescrits ? Le Groupe de Pharmacologie Clinique Oncologique (GPCO-Unicancer, société savante qui regroupe une centaine de cliniciens, pharmaciens, ou biologistes des centres anticancéreux et hospitalo-universitaires) s’est penché sur la question et a mené une enquête en 2016 auprès des oncologues qui ne prescrivent pas les tests. Deux raisons sont invoquées : l’absence de recommandations officielles et la connaissance insuffisante des tests et de leur disponibilité. Pourtant, la même année, les sociétés savantes recommandaient déjà de demander un test prédictif avant tout traitement à base de 5-FU et rappelaient qu’une douzaine de laboratoires étaient en mesure de le réaliser. C’est également en 2016 que les tests de dépistage ont été inscrits sur la « Liste Complémentaire des Actes de biologie médicale » qui permet aux établissements de santé d’obtenir leur remboursement intégral. Difficile donc pour les oncologues de plaider la méconnaissance.
Des recommandations officielles enfin publiées
Reste donc “l’excuse” de l’absence de recommandations officielles. De ce côté, les lignes n’ont bougé que très récemment. Il a fallu attendre le 28 février 2018 pour que l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament (ANSM) préconise le dépistage systématique d’une déficience en DPD, notamment sous la pression de l’association d’Alain Rivoire. Ces recommandations relaient la synthèse des sociétés savantes publiées quelques jours plus tôt dans le Bulletin du Cancer : un article de 10 pages qui fait le point sur l’état des connaissances dans le domaine, identifie clairement les 17 laboratoires en mesure de faire le test et rappelle également que les tests sont remboursés aux hôpitaux. Ces recommandations ont heureusement eu un impact : « Notre laboratoire a enregistré une hausse des demandes de 600 % » nous confiait cet été le Dr Ciccolini. Même constat pour Biomnis, l’un des laboratoires privés en mesure de réaliser le test, qui prévoit un doublement du nombre de demandes en 2018.
Dernière pierre à l’édifice, la publication le 18 décembre dernier de la « recommandation officielle » de l’INCa et la HAS : conditions de prélèvement et de préparation de l’échantillon, choix du test (phénotypage par mesure d’uracilémie), valeurs seuil pour l’interprétation des résultats, délai à respecter pour la délivrance des résultats (idéalement sept jours, au maximum dix jours), tout y est détaillé (voir notre encadré « Le point sur les toxicités au 5-FU« ). « On a enfin une pratique homogène du point de vue de la prise en charge du patient sur l’ensemble du territoire et pour cela, ces recommandations sont une réelle avancée » reconnaît Bernard Royer, pharmacologue au CHU Jean-Minjoz de Besançon, qui réalise les tests de dépistage depuis des années.
Des recommandations mais toujours aucune obligation légale…
Avec ces nouvelles recommandations, les oncologues n’ont donc a priori plus aucune raison de ne pas demander systématiquement un test de déficience en DPD avant toute chimiothérapie à base de 5-FU ou analogue : ils connaissent le test, les modalités et la prise en charge. A priori car la prescription d’un acte médical reste toujours à la discrétion du praticien. Aurélie, victime du 5-FU après la publication des recommandations de l’ANSM, l’a douloureusement expérimenté à ses dépens (lire son témoignage). Malgré ses demandes, cette quinquagénaire parisienne traitée pour un cancer colorectal ne s’est vu proposer un test de déficience en DPD qu’après sa troisième chimiothérapie et des douleurs atroces.
« Les autorités de santé n’ont pas de pouvoir coercitif mais, à partir de maintenant, la responsabilité du médecin pourra être engagée s’il ne parvient pas à justifier son choix, explique Maître Julé-Parade, avocat au Barreau de Paris, spécialisé dans la défense des victimes d’accidents médicaux et en charge de la plainte déposée. Les victimes et familles de victimes que je représente aujourd’hui ne peuvent malheureusement pas se retourner contre leur oncologue car leurs cas datent d’avant les recommandations de l’ANSM mais, déjà à l’époque, les autorités compétentes avaient dans leur main les éléments scientifiques nécessaires pour prendre une décision de préconisation qui aurait pu sauver des vies ».
POUR EN SAVOIR PLUS : Retrouvez notre dossier complet sur les chimiothérapies à base de 5-FU ou de capécitabine ici.
Emilie Groyer
Mis à jour en novembre 2019
1. Article Loriot et al. Bull Cancer 2018