Depuis 2019, toute personne recevant une chimiothérapie par 5-fluoropyrimidines (5-FU, voir l’encadré) et capécitabine doit obligatoirement réaliser un test de dépistage pour vérifier l’activité de son enzyme DPD. Pourquoi est-ce important ? Parce que cette enzyme est responsable de l’élimination de la chimiothérapie de l’organisme. Si elle fonctionne mal, voire pas du tout, le médicament s’accumulera dans son corps, lui causant des toxicités parfois sévères voire, dans des cas heureusement rares, mortelles.
Il existe un moyen simple de le vérifier : mesurer son taux sanguin d’uracile, ce marqueur reflétant l’activité de la DPD. Si ce taux est supérieur à 150 ng/ml, le déficit est total et la chimiothérapie par FU est contre-indiquée. En-deçà de 16 ng/ml, la DPD est considérée comme fonctionnelle et la chimiothérapie peut être administrée normalement. Entre les 2, la DPD fonctionne partiellement, la dose de la chimiothérapie doit donc être réduite.
EN CLAIR : Le 5-Fu est utilisé dans différents protocoles de chimiothérapies contenant d’autres chimiothérapies, tels que FOLXOX, FOLFIRI, XELOX, XELIRI, ECF, ELF, DCF, EOX utilisés pour traiter des cancers gastriques, colorectaux, du sein, de l’ovaire et des voies aéro-digestives supérieures.
L’alerte des associations
La règle est simple. Un homme doute toutefois qu’elle soit respectée : Alain Rivoire. Cet ancien chercheur en chimie, dont la femme est décédée à cause de cette chimiothérapie, assure une veille quotidienne pour s’en assurer. Ses recherches confirment ses craintes. Il déniche des chiffres accablants publiés par les centres hospitaliers (CH) eux-mêmes. Le CH de Saint Quentin révèle ainsi que, entre 2019 et 2021, seuls 21% de ses patients ont été dépistés avant de recevoir leur première cure de chimiothérapie. Au CHU de Rouen, le bilan est à peine meilleur : 28 % des patients testés en 2020.
Avec l’association des victimes du 5-FU qu’il a fondée, Mr Rivoire alerte les autorités compétentes : l’agence nationale pour la sécurité du médicament (ANSM), le Ministère de la Santé, … Devant ses courriers à répétition, la Direction Générale de la Santé (DGS) et la Direction Générale de l’Offre de Soins (DGOS) sont contraintes d’agir. Fin 2024, elles saisissent le réseau ResOMEDIT(1). Sa mission : réaliser un état des lieux du respect de la réglementation dans les établissements hospitaliers.
Des résultats pas si “rassurants”
Les résultats ont été publiés le 6 novembre 2025, soit près d’un an après, sur le site de l’ANSM. Selon l’enquête menée entre septembre et novembre 2024, auprès de 590 établissements “autorisés pour l’activité de cancérologie”, 82% des patients suivis dans les établissements interrogés ont bien reçu les résultats de leur test avant de recevoir leur première cure de chimiothérapie. Un taux que l’autorité de santé considère “rassurant”. Vraiment ?
Changeons de perspective. Si 82% des patients ont bien reçu les résultats du test à temps, cela signifie que 18% d’entre eux les ont reçus après avoir commencé leur traitement. Au sein des 374 établissements qui ont accepté un audit rétrospectif de leurs dossiers, 11 155 patients recevaient une chimiothérapie par 5-FU pour la première fois entre le 1er janvier et le 30 avril 2024. Sur ce seul échantillon (soit 18 % des 11 155 primo-prescriptions), on peut estimer que la vie d’environ 2 000 personnes a potentiellement été mise en danger inutilement sur une période de 4 mois. Bien qu’il soit difficile d’extrapoler ce chiffre à l’échelle nationale, il révèle l’ampleur de la défaillance. “On continue de jouer à la roulette russe avec la vie des patients” s’insurge Mr Rivoire.
Des garde-fous réglementaires ignorés
Comment est-ce possible ? Les autorités de santé ont pourtant mis en place des garde-fous pour éviter ces situations inacceptables. Le médecin doit par exemple obligatoirement apposer la mention “Résultats de l’uracilémie pris en compte” sur sa prescription. Mention qui doit ensuite être vérifiée par le pharmacien avant de dispenser le médicament.
Pour éviter tout oubli, l’ANSM a également demandé en 2021 qu’une fenêtre pop-up soit intégrée au logiciel que les médecins et pharmaciens utilisent, pour les alerter lors de la prescription ou de la délivrance de ce médicament.
Malheureusement, là encore, les consignes ne sont pas suivies. Le rapport du ResOMEDIT révèle que 37 % des établissements n’ont pas ces messages d’alerte.
Une adaptation des doses lacunaires
Et les failles ne s’arrêtent pas là. Même quand le dépistage est effectué dans les règles et révèle un déficit partiel, le rapport montre que 40 % des établissements audités reconnaissent n’avoir aucun protocole formalisé pour adapter les doses de chimiothérapie. Pire, dans 14 % des cas, la dose n’est pas réduite. “Ces adaptations de dose se font à la hussarde, confirme Mr Rivoire.
Contactée régulièrement par des familles qui suspectent le 5-FU d’être à l’origine du décès de leur proche, son association constate que la chronologie des événements rapportés est souvent la même. Un déficit est détecté. Dans le meilleur des cas, la dose est réduite. Le patient est renvoyé chez lui sans avoir été averti des risques de toxicité. Quelques jours après, son état se dégrade brutalement. Il est pris en charge aux urgences qui ne font pas le lien avec son traitement. Le patient décède.

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« Les médecins se dédouanent en disant qu’ils ont bien réduit les doses, commente Alain Rivoire, mais ils laissent partir leurs patients dans la nature, sans suivi.” En l’occurrence, sans suivi thérapeutique pharmacologique, ou STP. Cette procédure, préconisée par l’ANSM, consiste à mesurer le 5-FU dans le sang du patient pour vérifier que la chimiothérapie est bien dégradée. Si ce n’est pas le cas, elle permet d’intervenir rapidement, notamment en administrant un antidote qui neutralise la chimiothérapie, le Vistogard®. Si le 5-FU est bien toléré, la dose peut être augmentée.
“Le STP nécessite une hospitalisation car le dosage sanguin est réalisé au 2ème jour de la perfusion de 5-FU. Nous le faisons en routine pour tous nos patients atteints de cancers digestifs. Mais tous les établissements ne sont pas en capacité d’hospitaliser leurs patients, c’est un frein à la mise en place du STP” explique le Pr Antonin Schmitt, pharmacien au centre George François Leclerc (Dijon) et membre du GPCO, société savante de pharmacologie qui a participé à l’élaboration de recommandations concernant le 5-FU.
L’angle mort : la capécitabine en ville
À ces constats alarmants s’ajoutent un dangereux angle mort dans le rapport du ResOMEDIT. Circonscrit aux seuls établissements de santé, l’enquête a exclu une forme orale de chimiothérapie par FU prescrite majoritairement en ville : la capécitabine.
Des enquêtes menées localement révèlent pourtant de nombreux manquements au niveau des pharmacies d’officine qui la délivre.
En mars 2024, le Dr Ferdinand Badibouidi, pharmacien au CH de Creil, avait présenté lors du congrès francophone de pharmacie hospitalière des résultats consternants. Entre le 1er septembre 2023 et le 1er janvier 2024, parmi les 25 pharmacies qui ont jugé bon de répondre à son questionnaire :
- 20 % des répondants pensaient encore que le dosage n’est pas obligatoire.
- La moitié des ordonnances de capécitabine n’avaient pas la mention « Résultats d’uracilémie pris en compte ».
- À la question « l’absence d’uracilémie est-elle bloquante à la dispensation de la capécitabine ? », 60% des pharmaciens ont répondu non.
En mai 2025, un interne du Centre Hospitalier de l’Agglomération Montargoise mène à son tour une enquête dans son établissement et auprès des pharmaciens d’officine alentour. Ses conclusions, présentées sous la forme d’un poster lors du congrès francophone des pharmaciens hospitaliers, sont tout aussi alarmantes :
- Parmi les 30 patients traités par capécitabine, 16 (soit 54%) n’ont jamais eu de dosage de la DPD.
- Parmi les 14 patients testés, 10 patients (soit 36%) ont eu leur dosage après la première cure.
- 75% des pharmaciens d’officine ne connaissent pas les risques associés à un déficit en DPD
- 88 % des pharmaciens d’officine n’ont pas ou peu connaissance de la réglementation, alors même que la moitié d’entre eux ont un patient sous capécitabine.
Des mesures loin d’être satisfaisantes
Pour renforcer la sécurité d’utilisation des chimiothérapies par 5-FU, le ResOMEDIT a formulé des propositions d’actions, parmi lesquelles, le renforcement des alertes dans les logiciels d’aide à la prescription et à la dispensation. Une mesure qui, on le rappelle, était déjà prévue dès 2021 par l’ANSM.
L’ANSM et l’INCa ”se pencheront” en outre sur « l’élaboration de recommandations nationales d’adaptation posologique du 5-FU” peut-on lire dans le communiqué. Là encore, rien de bien nouveau : un essai clinique, FUDOSE, a été lancé dès 2024 pour évaluer différentes stratégies d’ajustement de dose. Les inclusions sont toujours en cours.
Ces mesures sont loin de satisfaire Mr Rivoire : « Tant que les établissements et les médecins qui ne respectent pas l’obligation ne seront pas sanctionnés, il continuera à y avoir des morts.” L’ancien chercheur a dû se battre 8 ans pour obtenir justice pour sa femme.
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