Ce sont des effets dont on parle peu. Pourtant, il suffit de chercher un peu et les témoignages affluent. « Mon cancer m’a rendue plus sensible, je peux être stressée, hargneuse, désagréable au possible. Et pleurer, douter, me renfermer », écrit Séverine. « Je suis plus vite exaspérée, je réagis plus facilement. Par exemple, quand ma sœur m’a dit que j’avais de la chance d’être passée à mi-temps, je lui ai répondu que, si elle le voulait, je lui donnais tout ce que j’avais vécu cette année, comme ça elle pourrait aussi avoir “la chance” d’être à mi-temps ! » raconte Valérie, qui vit en Belgique. Au fil de leur combat contre le cancer, beaucoup de femmes voient émerger, non sans stupeur, une face obscure de leur personnalité. Un double embarrassant, qui les fait balancer entre crise de larmes brutale et irritabilité, voire agressivité. Une sorte de Miss Hyde qui surgit malgré elles et leur donne l’impression de perdre le contrôle… D’un autre côté, cette absence de surmoi, et cette capacité à laisser sortir les choses sans filtre, fait aussi du bien ! « Je suis aujourd’hui plutôt cash, alors qu’auparavant j’étais plutôt diplomate. Et ça me plaît ! assume Françoise. J’ai appris à dire non. Marre d’accepter tout pour être gentille ! ».
« Ce sont ceux que j’aime le plus qui en pâtissent… » – Lætitia
Mais attention à ne pas dépasser certaines limites, sous peine de ne plus pouvoir se supporter soi-même et de faire souffrir son entourage. Lætitia, 44 ans, touchée par un cancer du sein il y a trois ans, se souvient de ce soir d’hiver où elle a fait une vraie crise de nerfs aux dépens de son mari : « J’ai été extrêmement grossière, violente dans mes mots ». Quelque temps plus tard, au cours d’une dispute anodine, Lætitia s’emporte à nouveau contre son conjoint et finit par lui mettre une claque. « En vingt-cinq ans de vie commune, cela n’était jamais arrivé. Là, je me suis fait peur ! » Heureusement, ces deux épisodes malencontreux sont restés isolés, mais cette mère de famille a compris combien son seuil de tolérance aux contrariétés et tracas quotidiens avait baissé. Et de constater avec effroi : « Ce sont ceux que j’aime le plus qui en pâtissent… » Avant de foncer droit dans le mur de l’autodétestation, Lætitia a eu le geste qui sauve : elle s’est confiée à son médecin traitant. « Elle m’a écoutée et m’a dit : “Jusqu’à présent vous ne vous plaigniez pas, ni de la maladie, ni des traitements, or c’est très dur, ce que vous venez de vivre ! Donc voilà, il y a un moment où ça sort et vous l’avez exprimé comme ça.” ça m’a apaisée. J’ai pris conscience que j’avais réagi à une accumulation de choses ».
Admettre d’être vulnérable
Rencontrer des patientes qui ne se reconnaissent plus, c’est le quotidien de Virginie Adam, psychologue depuis vingt ans à l’institut de cancérologie de Lorraine, à Nancy. « Il faut leur dire qu’elles ont le droit de lâcher de temps en temps, que c’est normal ! » Quand elle fait irruption dans la vie des patients, la maladie bouscule tous les équilibres : familial, amical, professionnel, social. Elle change le rapport au corps et à sa propre existence. Tout cela modifie profondément les repères, entraînant une prise de conscience de sa propre vulnérabilité. À cela s’agrège la fatigue due à la charge mentale supplémentaire occasionnée par les rendez-vous qui se succèdent. Il y a aussi les pics de stress qui marquent l’annonce du diagnostic, l’attente du résultat des examens, l’inquiétude face à l’avenir. Enfin, il y a les traitements eux-mêmes, qui pèsent sur les organismes comme sur le mental. Il est connu aujourd’hui que la chimiothérapie et l’immunothérapie sont dépressogènes. Comme peut l’être l’hormonothérapie. Nombre de celles qui suivent ce traitement1 rapportent un impact délétère sur leur corps (douleurs articulaires, musculaires, sécheresse vaginale), mais aussi sur leur humeur et leur capacité de concentration. Sans compter qu’il impose une ménopause brutale à celles qui n’en ont pas encore l’âge, ce qui n’est pas sans conséquence sur le moral et la psyché de ces jeunes femmes…
La qualité de vie des femmes de moins de 45 ans (au moment du diagnostic) touchées par le cancer du sein et de leurs conjoints fait d’ailleurs l’objet d’une étude depuis 2009. Celle-ci est coordonnée par la professeure de psychologie de santé Véronique Christophe et le Dr Laurence Vanlemmens, oncologue médicale au centre Oscar-Lambret, à Lille. C’est la cohorte Kalicou. « Les résultats préliminaires montrent que l’anxiété aurait plutôt tendance à diminuer dans le temps, ce qui serait le signe d’une adaptation. Mais pour certaines, au contraire, il y a une détérioration de l’humeur au fil du temps. La question est d’essayer de savoir pourquoi », précise Anne-Sophie Baudry, psychologue clinicienne au centre hospitalier de Valenciennes, qui a travaillé sur cette cohorte. Au centre Oscar-Lambret, on s’intéresse aussi, et de près, à l’après-cancer. Un parcours de soins spécifique est ainsi proposé depuis un an aux patientes qui doivent négocier ce cap, un moment qu’elles vivent souvent dans un sentiment d’abandon. Et, pour certaines, dans l’angoisse de la récidive. Les patientes sont donc appelées au bout de quatre mois pour que soient évalués leur état de santé et leurs besoins. Un point qui permet de déclencher, si nécessaire, une prise en charge psychologique. Il arrive aussi que l’agressivité soit le symptôme d’un mal-être plus profond, lié à une fragilité ancienne qui n’a pas été traitée ou à des troubles émotionnels dont on s’est accommodé et que le cancer vient réactiver.
À chacune sa solution
Mais, quelle qu’en soit l’origine, éprouver des émotions telles que la peur, la tristesse, la colère n’a rien d’exceptionnel chez des personnes confrontées à une maladie grave. Elles sont même utiles, souligne le Dr François Bourgognon, psychiatre à l’institut de cancérologie de Lorraine : « Comme la douleur, elles jouent un rôle d’alerte et nous permettent de nous adapter, de nous mettre en phase avec la réalité ». Il faut donc ne pas les occulter et pouvoir les canaliser, pour qu’elles ne nous submergent pas. Car c’est le risque lorsque nous sommes épuisés ou sous stress intense : le système de régulation lâche, et c’est l’explosion, d’où les crises de larmes, et les paroles assassines…
« Les émotions jouent un rôle d’alerte. Elles nous permettent de nous mettre en phase avec la réalité » – Dr Bourgognon
À toutes les étapes du parcours, pouvoir parler de sa détresse émotionnelle est essentiel. Surtout ne pas hésiter à solliciter l’écoute des psychologues de l’établissement où l’on est soigné. Souvent, une psychothérapie soulage. « Si on estime qu’il va falloir un traitement médicamenteux, on renvoie plutôt vers un psychiatre », indique le Dr François Bourgognon. Auteur de La Méditation en 10 questions2 , il travaille à développer la méditation de pleine conscience dans sa pratique. Actuellement, l’approche méditative en santé s’adresse principalement à des patients en rémission. Mais d’autres types d’intervention sont, selon lui, envisageables pour les patients en cours de traitement. « C’est notamment le cas dans le cadre de la thérapie d’acceptation et d’engagement, une psychothérapie faisant partie des thérapies comportementales et cognitives (TCC). Cette approche peut être utile pour la régulation de l’humeur ». Pour apaiser les émotions et le stress, l’autohypnose, la cohérence cardiaque, la relaxation ou encore la sophrologie peuvent également constituer des recours. Mireille, survivante d’un premier cancer il y a cinq ans et en rémission d’un autre survenu l’année dernière, a plutôt opté pour la communication non violente (CNV). Elle a suivi plusieurs ateliers proposés par le centre Ressource d’Aix-en-Provence, où elle a appris à mieux gérer sa relation avec les médecins et avec ses proches : « Cela m’a aidée à faire la part des choses entre mes émotions, mes besoins, ce que j’attends de l’autre… » Cette expérience lui a aussi donné des clés pour « réussir à dire : “J’ai besoin que tu…”, plutôt que d’attaquer l’autre violemment ».
LIRE AUSSI : Qui est vraiment Cloé Brami, médecin cancérologue et spécialiste de la méditation pleine conscience ?
L’entourage est en général en première ligne. « Souvent, il essaie d’avoir un discours positif, de rassurer. Si cela aide certaines femmes, cela peut donner l’impression à d’autres de ne pas être comprises et de ne pas avoir le droit d’exprimer des difficultés », constate la psychologue Anne-Sophie Baudry. à l’inverse, les proches peuvent vouloir être si présents qu’ils en deviennent étouffants. Son conseil : « Dites clairement et simplement ce dont vous avez besoin, que ce soit pour demander une écoute, un soutien matériel ou à être rassurée… » Dans le cas où le conjoint – ou les enfants – accepte mal que la patiente n’ait pas son « niveau d’énergie habituel » (en clair, qu’elle ne continue pas à assurer son rôle de femme ou de mère comme avant), et que le dialogue s’avère trop difficile, les psychologues des établissements hospitaliers peuvent servir de médiateurs ou conseiller sur la marche à suivre. Dans tous les cas, « il faut amener ces femmes à considérer qu’elles ne sont pas coupables de vouloir prendre soin d’elles, et que c’est même nécessaire si elles veulent tenir debout et continuer d’avancer », exhorte le Dr Bourgognon.
Illustration de Yasmine Gasteau
Retrouvez cet article dans Rose Magazine (Numéro 20, p. 54)
1. Voir Rose Magazine, no 20, automne-hiver 2020. Disponible ici.
2. Dr François Bourgognon, La Méditation en 10 questions, éd. Ellipses, 2020, 14,50 euros.