Julie, 43 ans, fume depuis qu’elle a 15 ans. Elle arrête régulièrement, mais reprend toujours au gré d’une soirée ou d’une période tendue au travail. Lorsque, en janvier 2024, à l’issue d’une mammographie et d’une échographie, on l’envoie faire une biopsie en urgence, elle comprend que le diagnostic ne sera pas bon.
Le résultat confirme sa crainte, et c’est toute seule qu’elle y fait face : « Je me disais : comment annoncer ça à mon mari, à mes enfants ? Je savais pertinemment que c’était une mauvaise idée, mais mon premier réflexe a été d’acheter un paquet de cigarettes. »
Chez Frédérique, 65 ans, elle aussi fumeuse de longue date, l’annonce du diagnostic de cancer du poumon, au début de 2024, produit la réaction inverse : « Je viens de faire une radio, où ont été décelés un épanchement et un nodule. Je suis assise dans ma petite cabine, le radiologue est debout devant moi et je lui dis : “Vous pensez que c’est cancéreux ?” Avec une délicatesse toute personnelle, il me répond: “Bah oui ! qu’est-ce que vous croyez ?” Rentrée chez moi, j’ai pris machinalement une cigarette, mais impossible de la fumer. » Le choc a eu pour effet de la sevrer immédiatement.
Arrêter de fumer : une question de volonté, mais pas que
Le diagnostic de cancer fait partie de ces moments clés nommés teachable moments par les chercheurs, où le fumeur est plus susceptible de trouver la volonté d’arrêter. Reste non seulement à saisir ce moment, mais aussi à se faire accompagner. Car, contrairement aux idées reçues, l’arrêt définitif du tabac n’est pas qu’une question de volonté.
En effet, « seulement 5 % à 8 % des fumeurs arrivent à se sevrer seuls. Alors que plus de 40 % à 50 % des accros à la cocaïne y parviennent ! » précise le Dr Anne Stoebner-Delbarre, médecin addictologue à l’institut du cancer de Montpellier, responsable de l’unité d’onco-addiction et présidente du groupe onco-addiction d’Unicancer.
Alors, comment faire pour ne pas sans cesse tenter d’arrêter pour reprendre ensuite, dans un désespérant cercle vicieux qui sape la confiance en soi comme la motivation ?
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Les effets négatifs du tabac sur les traitements du cancer
Il faut tout d’abord avoir bien conscience des effets négatifs du tabac sur l’efficacité des traitements. Ce sujet a été largement documenté, par des études de cohorte (se fondant sur de très nombreuses études précédentes) aux résultats fiables et reconnus. Ainsi, fumer, même très peu, alors que l’on va se faire opérer augmente les risques de complications postopératoires majeures (+ 40 %), notamment les infections (+ 54 %) et les complications pulmonaires (+ 73 %), selon la Société française d’anesthésie et de réanimation.
La cicatrisation également se fait moins bien, car le monoxyde de carbone produit et inhalé avec la fumée de cigarette réduit l’apport d’oxygène dans les cellules. Durant la radiothérapie, fumer multiplie par environ deux et demi les risques de réaction cutanée. Le tabac entraîne aussi une perte de chance à long terme, avec un risque augmenté de récidive, tous cancers confondus. En la matière, le cas du cancer du sein est particulier. Ainsi, chez les femmes concernées et traitées par radiothérapie, « fumer [durant ce traitement, ndlr] multiplie le risque de développer ensuite un cancer du poumon par presque dix-neuf », explique le Dr Stoebner-Delbarre, précisant que la recherche n’a pas encore dévoilé toutes les raisons de ce surrisque.
BON À SAVOIR : Selon une étude américaine, arrêter de fumer pendant les traitements divise par 2 le risque de décès (toutes causes confondues) et ce, même chez les patients avec un cancer à un stade avancé.
Le sevrage tabagique fait partie du traitement du cancer
Que faire de ces informations, surtout dans une période où l’on se sent particulièrement vulnérable et anxieuse ? « Depuis 2016, le sevrage tabagique fait partie du traitement du cancer à part entière. On doit proposer un soutien au patient dès la consultation d’annonce. De mon point de vue de médecin, il n’est pas normal que le patient ait à solliciter de l’aide », insiste le Dr Stoebner-Delbarre.
Pourtant, Julie a dû attendre de voir le cardiologue, consulté avant sa première séance de chimiothérapie, pour être questionnée sur le sujet : « Il m’a conseillé d’arrêter, mais il ne m’a pas dit clairement : il faut que vous arrêtiez. Cette phrase-là, je ne l’ai jamais entendue. »
Arrêter de fumer le plus tôt possible
Anne, 58 ans, à qui on a diagnostiqué un cancer du rectum en 2017, se voit interroger sur son tabagisme uniquement par les anesthésistes, juste avant son opération. Autrement dit : trop tardivement et sans que soit offerte une solution. « Je trouve ce manque d’information et de soutien à l’arrêt complètement fou ! » s’indigne-t-elle, ignorante jusqu’à notre interview des méfaits du tabac sur la cicatrisation, les traitements et les récidives.
« On constate une inertie du milieu médical au sujet du tabagisme qui est étonnante et que l’on n’arrive pas très bien à expliquer, confirme le Pr Daniel Thomas, cardiologue, vice-président de l’Alliance contre le tabac et porte-parole de la Société francophone de tabacologie (SFT). C’est un petit peu comme si ce n’était pas un problème médical, alors que c’est la première cause de cancer et de mortalité cardiovasculaires évitables. »
Pourtant, agir vite – idéalement dès l’annonce du cancer – est essentiel. Ainsi, en prévision d’une chirurgie, qui intervient généralement en début de protocole, le délai optimal est de cesser de fumer six à huit semaines avant l’opération, pour que les effets du sevrage (qui peut majorer temporairement les excrétions pulmonaires) aient disparu.
La cigarette électronique, une fausse bonne idée
Quid d’un arrêt temporaire ou d’une réduction drastique en vue d’une opération ? Le seul bénéfice de l’arrêt temporaire – non négligeable – est qu’il augmente les chances d’un arrêt définitif lorsqu’il est bien mené. « Les patients constatent qu’ils ne souffrent pas du manque grâce aux substituts nicotiniques, et ils sont plus enclins à poursuivre leur arrêt, alors que c’était auparavant inimaginable pour eux », rapporte le Dr Stoebner-Delbarre.
« Grâce aux substituts nicotiniques, les patients constatent qu’ils ne souffrent pas du manque » – Dr Stoebner-Delbarre
En revanche, la réduction de la consommation n’apporte pas de bénéfices. « Il n’existe pas de corrélation linéaire entre le nombre de cigarettes et l’exposition au risque », souligne le Pr Thomas. La cigarette électronique ? Elle ne constitue pas non plus une solution de remplacement avant la chirurgie. Pourquoi ? Car à chaque cigarette fumée – qu’elle soit « classique » ou électronique – se produit un pic de nicotine qui augmente la pression artérielle, le rythme cardiaque et induit une vasoconstriction des artères.
Les traitements nicotiniques de substitution, la seule solution contre le manque
Pour éviter ces effets aigus sans souffrir du manque, notamment si on vous demande d’arrêter brutalement de fumer, la seule solution est le recours aux traitements nicotiniques de substitution (TNS) : les patchs, qui délivrent de la nicotine de façon continue et évitent donc ces pics délétères. « Et aucun risque à être opéré avec un patch », assure le Pr Thomas. Sachez aussi que, depuis 2019, plusieurs TNS sont remboursés à hauteur de 65 % de leur prix par l’assurance-maladie.
À LIRE : « L’arrêt du tabac chez le patient atteint de cancer« , un petit livret réalisé pour les généralistes par l’Institut National du Cancer (INCa) mais aussi très utile aux patients.
Et pour le sevrage à long terme ? Même réponse du spécialiste: les TNS fonctionnent, pour peu que l’on donne au patient la dose optimale. « Il faut donner au patient la dose dont il a besoin pour ne pas avoir envie de fumer : un, deux, voire trois patchs pour les très gros fumeurs, et des gommes à mâcher, pastilles ou sprays, pour éviter l’envie de prendre une cigarette », détaille le Pr Thomas.
Autre écueil fréquent, une durée de prescription des substituts trop courte. En effet, « la substitution nicotinique doit durer au moins cinq semaines, voire trois mois ou plus, le temps que le nombre et la sensibilité des récepteurs cérébraux à la nicotine diminuent ».
Attention enfin à ne pas utiliser la vapoteuse, dont les liquides contiennent des carcinogènes, comme une solution de long terme. Les études prouvent que le risque est de devenir « vapo-fumeur » au lieu de se sevrer !
L’effet antistress de l’arrêt du tabac
Reste que l’addiction physique due à la nicotine n’est pas la seule forme d’addiction induite par la cigarette. Les dépendances comportementale (le geste, les moments…) et psychologique sont également importantes. « C’est bête à dire, mais fumer une cigarette était le seul truc qui me retenait à ma vie d’avant alors que mon quotidien avait changé totalement du jour au lendemain », se souvient Julie.
« Le sevrage s’accompagne à terme d’une diminution significative du stress, de l’anxiété et de la dépression » – Pr Thomas
Rituel bienfaisant, antidote au stress, la cigarette n’est pourtant qu’un pis-aller. À l’inverse des idées reçues, « le sevrage tabagique s’accompagne à terme d’une diminution significative du stress, de l’anxiété et de la dépression. L’effet du sevrage pouvant même, selon certaines études, être supérieur à celui d’un traitement médicamenteux sur les troubles de l’humeur », indique le Pr Thomas. Et, pour mettre toutes les chances de son côté, il faut associer substituts et suivi, car un fumeur augmente de 80 % la probabilité de réussir son arrêt s’il reçoit l’aide d’un professionnel de santé.
L’accompagnement : essentiel pour arrêter de fumer
Mais vers qui se tourner ? Vers votre oncologue en premier lieu. Il pourra vous orienter vers les personnes ressources, addictologue ou tabacologue, présentes dans le centre où vous êtes suivie, ou en ville, ou bien encore vous indiquer un centre spécialisé. Votre généraliste bien sûr est aussi là pour vous aider, mais pensez aussi à votre pharmacien. C’est un soignant de proximité vers lequel il ne faut pas hésiter à se tourner.
« Un nombre significatif de pharmaciens sont formés et compétents pour accompagner les patients vers l’arrêt du tabac, précise le Dr Fabrice Veron, pharmacien d’officine au Rouret (Alpes-Maritimes) et diplômé en soins de support en cancérologie. Ce type de suivi est d’ailleurs soutenu par la Sécurité sociale et deviendra courant dans les prochaines années. »
Autre possibilité : consulter une infirmière Asalée (du nom de cette association entre médecins généralistes et infirmières déléguées à la santé publique). Elles sont près de 3 000 sur tout le territoire, formées spécifiquement à la prise en charge de certaines pathologies chroniques (diabète, risques cardiovasculaires…) et au sevrage tabagique.
« Nous prenons le temps de faire le point grâce à des rendez-vous longs, et le patient peut revenir ou pas, au rythme qui lui convient, explique Magali Meistro, infirmière Asalée au Rouret. Le but est qu’à travers ce suivi le patient soit acteur de son sevrage, et prenne la main sur sa santé. » Et qu’il lâche la cigarette!
LE SUPPORT DIGITAL : ÇA MARCHE ?
L’appli Kwit, le dispositif médical digital Quitoxil, ou bien encore la plateforme (étatique et gratuite) Tabac Info Service, ça vous parle ? Ces outils digitaux consacrés au sevrage tabagique font fureur actuellement — Kwit, par exemple, annonce 4,5 millions d’utilisateurs ! Sont-ils efficaces ? « Certaines personnes sont aidées par ces applications, d’autres n’y adhèrent pas », relève le Dr Anne Stoebner-Delbarre. Le seul moyen de savoir dans quel camp on se trouve, c’est… de les essayer.
Par Cécile Blaize et Laure Marescaux
Retrouvez cet article dans le Rose magazine n°28
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