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Faire face au cancer en Outre-Mer

{{ config.mag.article.published }} 24 octobre 2018

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© Jérôme Meyer-Bisch

Rester ou aller se soigner en métropole ? Dans leur immense majorité, les patientes d’outre-mer choisissent de faire confiance aux hôpitaux locaux. En Martinique, en Guadeloupe et à la Réunion, ils proposent les mêmes protocoles de soins que dans l’Hexagone.

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Partir se faire soigner dans l’Hexagone ? Aurore Ifaly avoue ne pas y avoir pensé. « J’ai toute confiance dans les médecins d’ici. Et surtout, cette île, c’est chez moi, confie cette Réunionnaise de 45 ans, vendeuse dans une boutique de bijoux, qui a appris son cancer du sein en mars dernier. Ici, j’ai ma maison, ma famille, mes amis. Et, tous les jours, je vois le soleil et la mer. C’est important quand vous vivez une maladie comme celle-là. »
Ce témoignage réchauffera sans doute le cœur de tous les médecins et soignants d’outre-mer qui, au quotidien, se battent pour prendre en charge au mieux les malades ayant choisi de rester chez eux. « Oui, ces malades peuvent nous faire confiance car ils sont aussi bien soignés ici qu’à Paris ou ailleurs, assure ainsi le Dr Patrick Escarmant, chef du pôle cancérologie-hématologie du CHU de Fort-de-France, à la Martinique. Quand je suis arrivé, il y a quarante ans, rien n’était prévu pour les malades de cancer. Ceux qui le pouvaient allaient à Gustave-Roussy, à Villejuif. Aujourd’hui, on peut assurer la prise en charge de ces patients en intégralité. »

Comment est-on soigné pour un cancer lorsqu’on vit dans un territoire d’outre-mer ? La qualité des traitements y est-elle réellement la même que dans l’Hexagone ? Ces questions ne sont pas illégitimes. Pendant longtemps, les départements et collectivités éloignés ont traîné une réputation pas toujours flatteuse pour tout ce qui touche à la santé. « Je me souviens de la réaction de certains collègues de métropole quand j’ai décidé de partir à La Réunion, il y a maintenant douze ans, raconte le Dr Malik Boukerrou, chef adjoint du pôle femme-mère-enfant du CHU de l’île. Ils me disaient : “Mais qu’est-ce que tu vas faire là-bas ? Il n’y a pas de scanner, ni d’IRM.” Certains se demandaient même si on avait l’eau courante à l’hôpital ! »

Turnover médical

Aujourd’hui, bon nombre d’indicateurs sanitaires continuent d’être dans le rouge outre-mer. « Des risques spécifiques ne sont toujours pas maîtrisés, soulignait un rapport de la Cour des comptes en 2014. C’est par exemple le cas du diabète, de l’obésité, des maladies infectieuses ou chroniques, ou de risques environnementaux. Les populations y sont d’autant plus exposées qu’elles sont fréquemment en situation de précarité. Face à ces enjeux, les systèmes de santé sont à la peine, ce qui risque de compromettre l’égalité des chances. »

Mais comme le soulignait également ce rapport, brosser un panorama uniforme de l’outre-mer est impossible tant les territoires sont variés. La prise en charge des cancers est ainsi incomplète en Guyane ou à Mayotte, qui ne peuvent proposer que des traitements de chimiothérapie. Mais elle est identique à celle de la métropole en Guadeloupe, en Martinique ou à La Réunion. « On ne fait pas de médecine au rabais outre-mer », appuie le Dr Jérôme Viguier, responsable du pôle santé publique à l’Inca, l’organisme qui délivre aux hôpitaux ou aux cliniques l’autorisation de soigner des cancers en fonction de critères précis, comme le nombre de patients traités pour telle ou telle tumeur. « Outre-mer, les critères d’autorisation sont les mêmes qu’en métropole », insiste Jérôme Viguier. « Et nous appliquons les mêmes protocoles thérapeutiques », soulignent les oncologues locaux, en pointant le fait qu’ils peuvent proposer les traitements les plus récents, comme l’immunothérapie ou les traitements ciblés, choisis en fonction du profil génétique de la tumeur. « Nos patients n’ont aucune perte de chances en se faisant soigner ici », assure le Dr Boukerrou.

« C’est difficile de recruter et de garder les gens. On a un très fort turnover »

Ces médecins, pour autant, ne nient pas les difficultés. Au premier rang desquelles : le manque d’effectifs. « C’est difficile de recruter et de garder les gens, souligne le Dr Escarmant. On a un très fort turnover. Pas mal de médecins ne restent que deux ou trois ans. » Par conséquent, la prise en charge repose largement sur des médecins installés de longue date, souvent très motivés mais proches de la retraite. « Aujourd’hui, en Guadeloupe, nous ne sommes que cinq praticiens à faire de l’oncologie, avoue le Dr Laurent Benoist, oncologue à l’hôpital de Basse-Terre, en Guadeloupe. Honnêtement, c’est problématique pour une population de 450 000 habitants… Résultat, on a tous des plannings ultrachargés. »

Parcours de soins chaotique

Sans surprise, les délais de rendez-vous de certains médecins, toujours débordés, sont parfois longs… « Et on a le sentiment qu’ils ne sont pas toujours très disponibles, regrette Frédérique Pécome, 41 ans, soignée l’an passé à la Martinique pour un cancer du sein. J’ai été très bien prise en charge, avec juste un bémol : je n’ai quasiment jamais vu mon oncologue référent. J’ai eu une consultation avec lui au début. Ensuite, je pensais que j’aurais un suivi régulier. Franchement, j’en aurais eu besoin. Mais cela n’a pas été possible. à la fin du traitement, j’ai demandé à le voir pour faire le point. Mais on m’a répondu : vous savez, il n’a pas le temps, il a beaucoup de patientes… »

Autre problème : le parcours de soins, parfois un peu chaotique. Surtout au démarrage. « C’est quelque chose que nous devons améliorer, reconnaît le Dr Escarmant. Dans certains cas, il se passe trop de temps entre le moment où la patiente apprend son cancer et celui où elle arrive jusqu’à nous, à l’hôpital, pour démarrer les traitements. » « Il arrive que certaines malades viennent nous voir avec un retard difficile à admettre, ajoute le Dr Jean-Laurent Mehdi, gynécologue obstétricien qui opère des cancers au CHU de Fort-de-France. Par exemple, ce matin, j’ai vu une jeune femme de 18 ans enceinte, avec un cancer du sein. Et, ce qui est incroyable, c’est qu’elle avait été diagnostiquée il y a un mois et demi. Mais, à l’époque, personne ne nous l’avait adressée. C’est uniquement lorsqu’elle a fait son échographie du troisième trimestre que son obstétricien s’est inquiété de savoir ce qu’étaient devenus les résultats de sa biopsie… Et c’est lui qui nous l’a envoyée. »

« Certaines patientes ont leur propre circuit pour obtenir un rendez-vous plus rapidement »

Outre-mer, comme partout, ce qui est déterminant, c’est d’abord le niveau d’information des patients et leur capacité à frapper d’emblée aux bonnes portes. « En 2004, j’ai été soignée d’un cancer du sein à La Réunion, explique Nathalie Bourcier, présidente de l’association Run Odyssea. Dans mon cas, tout s’est bien passé. J’ai été prise en charge rapidement. Mais j’étais entourée d’amis médecins qui ont su me conseiller. » Face à un niveau d’information inégal au départ, le rôle des professionnels de proximité est décisif. « Je ne remercierai jamais assez ma généraliste, confie Frédérique Pécome. Elle a été extraordinaire. Le jour même de la mammographie, elle m’a pris un rendez-vous à l’hôpital pour une biopsie. Et ensuite, quand on a eu le résultat, elle m’a très rapidement obtenu une consultation avec un chirurgien pour que je sois opérée. Elle s’est occupée de tout. »

Parfois aussi, les malades font jouer leurs réseaux informels. Une solidarité de proximité. « Certaines patientes ont leur propre circuit pour obtenir un rendez-vous plus rapidement, raconte le Dr Benoist. Il y a celles qui vont connaître la secrétaire ou une infirmière du service. Ou une amie qui a été soignée à l’hôpital. Ici, en Guadeloupe, il y a beaucoup d’entraide et une phrase un peu magique que les gens prononcent quand ils ont un problème. “Fais ça pour moi”, disent-ils. Et ça fonctionne aussi entre médecins ! On se connaît tous depuis longtemps. Moi-même, si j’ai besoin d’orienter très vite une patiente vers tel ou tel confrère, j’ai juste à décrocher le téléphone. »

« L’effet Boeing »

Pour Alexandra Harnais, toutefois, une des fondatrices de l’association Projet Amazones, en Martinique, les choses ne sont pas allées aussi vite. Elle a attendu six mois avant d’avoir le diagnostic de son cancer. C’était il y a quatre ans : « Un jour, j’ai senti un petit truc au niveau du sein. Je suis allée voir mon médecin traitant qui m’a dit que ce n’était rien. Mais, deux mois plus tard, le petit truc avait la taille d’une bille. J’ai fait une radio et on m’a dit que ce n’était pas grave, que c’était un adénofibrome. Cela m’a rassuré mais quelques semaines plus tard, c’était devenu aussi gros qu’une balle de golf. Et c’était un cancer… » Ensuite, Alexandra a expérimenté le manque de fluidité du parcours de soins : « J’ai eu l’impression d’être une boule de flipper qu’on envoyait d’un endroit à l’autre, sans qu’on me donne toujours les explications nécessaires. À un moment, j’ai eu envie d’avoir un deuxième avis sur mon dossier. »

« Au départ, je n’avais pas l’intention de me soigner en France »

Son compagnon étant originaire de Nantes, elle est allée consulter à l’institut René-Gauducheau. « Au départ, je n’avais pas l’intention de me soigner en France. Je voulais juste un deuxième avis. Mais, dans ce centre, l’accueil a été extraordinaire. En une matinée, j’ai fait tous les examens que j’avais mis dix jours à faire en Martinique (IRM, biopsie…). Finalement j’y suis restée le temps de mes traitements. » En racontant son histoire, Alexandra Harnais pèse chacun de ses mots. En tant que présidente d’une association qui se bat pour aider les femmes ultramarines atteintes de cancer, elle ne voudrait surtout pas laisser penser que les soins en Martinique sont de moins bonne qualité qu’en métropole. « Chaque femme a sa propre histoire. Moi, à un moment, j’ai eu besoin d’aller dans un centre dédié à la cancérologie. Mais je connais de nombreuses femmes qui ont été très bien soignées en Martinique et en Guadeloupe. »

Reste qu’Alexandra n’est évidemment pas la seule patiente à avoir rejoint la métropole pour se faire soigner. «  C’est ce qu’on appelle “l’effet Boeing”, souligne Alya Ben-Rais, directrice de Karukera Onco, réseau régional de cancérologie en Guadeloupe. Dès qu’elles apprennent qu’elles ont une maladie grave, certaines personnes montent dans l’avion. » « L’effet Airbus, plutôt », plaisante un oncologue un rien cocardier qui, comme ses confrères, ne s’offusque pas que certaines patientes décident de quitter l’outre-mer pour se faire soigner. « Le problème, c’est surtout quand elles reviennent, une fois les traitements terminés. Elles veulent, et c’est normal, continuer leur suivi sur place. Mais on est tellement débordés que, parfois, on a du mal à répondre à cette demande », confie cet oncologue.

« Taux de fuite »

Dans le jargon médical, ces départs sont exprimés en « taux de fuite ». Un phénomène non spécifique à l’outre-mer. En France métropolitaine aussi, certains malades préfèrent se détourner de l’hôpital local pour se rendre dans un CHU ou un centre de lutte contre le cancer. Mais ce taux reste difficile à calculer avec précision. « Il est souvent sous-estimé par les institutions, relève le Dr Medhi. Ici, à la Martinique, je dirais qu’il concerne 10 à 20 % des malades de cancer. »

Directeur général du CHU de La Réunion, Lionel Calenge considère pour sa part que son taux de fuite est très faible. Peut-être parce que certains malades ne disposent pas de tous les justificatifs d’identité nécessaires pour s’envoler vers la métropole. Mais pas seulement. « Sur les 11 000 séjours en cancérologie que nous avons comptabilisés en 2015, seulement 350 patients ont été hospitalisés en dehors du département, indique Lionel Calenge. Ce qui montre que la population, dans son immense majorité, a une très large confiance dans les structures de santé locales. » 
D’une manière générale, en effet, les patientes que nous avons interrogées ne regrettent pas d’être restées. « Je ne suis pas réunionnaise d’origine, explique Nathalie Bourcier. J’étais là depuis cinq ans quand j’ai appris mon cancer. Mes proches, en métropole, m’ont conseillé de rentrer. Mais ma vie était ici. Et j’ai eu raison de rester, car j’ai été très bien traitée. »

« Tout le monde n’a pas non plus la possibilité d’être hébergé aussi longtemps en métropole »

Un avis partagé par Frédérique Pécome qui, malgré le manque de suivi de son oncologue, reconnaît avoir elle aussi été bien soignée à la Martinique. « J’ai rencontré des soignants extraordinaires », avoue-t-elle. Mais elle avance aussi une autre raison pour justifier son choix : « C’était difficile pour moi de partir plusieurs semaines parce que j’ai deux enfants en bas âge. Je ne pouvais pas les laisser aussi longtemps. » Un élément important. Car le cancer ne se résume pas aux seuls « chimios » et « rayons » à l’hôpital. Il affecte toute la vie. Le travail, le conjoint, les enfants. Parfois aussi les parents, un peu âgés. Pas simple de tout laisser derrière soi pendant deux ou trois mois… « Tout le monde n’a pas non plus la possibilité d’être hébergé aussi longtemps en métropole, constate Aurore Ifaly. Et quand vous vous battez contre la maladie, c’est important d’être entouré par les gens que vous aimez. De ne pas être seul. »

Déracinement

Il arrive néanmoins que certaines patientes n’aient pas le choix. C’est souvent le cas de celles vivant en Guyane ou à Mayotte. Pour se faire opérer ou suivre leur radiothérapie, les patientes de Mayotte doivent se rendre à La Réunion. Et celles de Guyane en métropole, où elles sont le plus souvent dirigées vers le centre Léon-Bérard, à Lyon, qui a passé un accord avec les autorités locales pour accueillir les malades de cancer. « Pour ma part, j’ai préféré aller à Nancy, dont je suis originaire », relève toutefois Corinne Régulaire, qui travaillait comme infirmière libérale en Guyane quand elle a appris son cancer du sein, en 2012. « Je suis restée un an à Nancy mais, à mon retour, j’ai fait six cures d’Herceptin¹ à l’hôpital de Cayenne », raconte cette soignante au blog un peu détonnant, La Seringue atomique².

Pour elle, le fait de séjourner en métropole n’a pas été dépaysant. Mais ce n’est pas le cas de certaines Guyanaises, qui vivent cet éloignement comme un exode. « Surtout quand elles ne parlent pas français, confie l’infirmière qui, dans le cadre de son activité, a souvent rencontré des patientes refusant de s’éloigner. Laisser leurs enfants et partir vers l’inconnu est parfois très difficile. Même pour se soigner. »

« C’est un vrai défi de convaincre ces patientes, surtout celles qui vivent dans des communes éloignées, confirme Jérôme Viguier. Pour certaines, le fait de partir à des milliers de kilomètres représente un tel déracinement qu’elles renoncent aux soins. »

Au fait, c’est quoi l’outre-mer ?

  • 12 territoires : la Guadeloupe, la Guyane, la Martinique, La Réunion, Mayotte, La Nouvelle-Calédonie, La Polynésie française, Saint-Barthélemy, Saint-Martin, Saint-Pierre-et-Miquelon, les terres Australes et Antarctiques françaises et les îles de Wallis-et-Futuna.
  • 2,6 millions d’habitants, dont 1,2 million de jeunes, principalement répartis sur l’île de La Réunion (850 000 habitants), la Martinique (400 000), la Guadeloupe (399 000), la Guyane (259 000) et Mayotte (212 000)

Pierre Bienvault

¹ Médicament utilisé contre certaines formes de cancer du sein.
² laseringueatomik.canalblog.com

Retrouvez cet article dans Rose Magazine (Numéro 15, p. 40)


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