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Hôpital Delafontaine: l’AME en peine

{{ config.mag.article.published }} 6 octobre 2019

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L'hôpital Delafontaine en Seine-Saint-Denis est l'établissement qui compte le plus de patients sous le régime de l'Aide Médicale d'État en France. Alors que s'ouvre le débat sur la politique migratoire, nous avons gravi les étages de cette Tour de Babel moderne où la maladie côtoie la pauvreté.

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Seine-Saint-Denis. Nord de Paris. Plus de cent nationalités répertoriées dans le département. Taux de pauvreté le plus élevé de métropole avec trois habitants sur dix considérés comme pauvres*.

Posé au bord de l’échangeur autoroutier de la N1, près de la Cité des 4000, l’Hôpital Delafontaine, un bloc de verre et de béton gris d’une dizaine d’étages est, avec l’hôpital Nord de Marseille, l’établissement qui reçoit le plus de patients bénéficiaires d’AME en France. Une personne sur sept parmi les trente mille séjours annuels.

L’AME, un dispositif social devenu enjeu politique

AME. Trois lettres acronymes d’Aide Médicale d’État. Trois lettres qui nourrissent fantasmes et « petites phrases » depuis que le gouvernement a décidé d’en faire l’exemple de sa politique volontariste en matière d’immigration. L’AME, avant d’être un marqueur idéologique est un dispositif de la CPAM destiné à financer les soins de personnes étrangères malades et pouvant attester de plus de trois mois de présence irrégulière sur le territoire (ce qui exclut, de fait, les détenteurs de visas touristiques en cours et le « tourisme médical »).

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Le Dr Gaujal durant une consultation. Photo Julien Pebrel. MYOP.

Rez-de-chaussée, service de gynécologie.

Le Dr Gaujal commence sa consultation à 9 heures. Le couloir d’attente du service de gynécologie, où la chirurgienne cancérologue reçoit deux fois par semaine, affiche « complet ». Les patientes âgées de 35 à 70 ans, sont accompagnées d’un mari, d’un père, d’une sœur, voire d’une autre patiente à qui l’une demande in extremis de l’aide pour traduire les propos du médecin. Quelle que soit la langue qu’elles parlent, pour toutes, c’est la même angoisse, la même hésitation au moment de tendre radios, compte-rendu de consultations ou d’examens.

Deux tiers des femmes qui pourraient bénéficier d’une reconstruction mammaire ne la réclament pas

Où sont les « géorgiennes », venues se faire poser des prothèses mammaires remboursées par l’AME, que dénonçaient, à travers des « fuites » concomitantes, des membres et ex-membres du gouvernement ? Pas ici, le Dr Gaujal est formelle: « Je n’ai jamais eu de demande de chirurgie mammaire esthétique. Jamais. Et même, les deux tiers des femmes qui pourraient bénéficier d’une chirurgie après un cancer du sein ne la réclament pas : se faire reconstruire exige une très grande motivation, avec un minimum de trois interventions chirurgicales.« 

6éme étage, Hôpital de jour d’oncologie.

Le problème à Delafontaine n’est pas le consumérisme médical. Au contraire. L’immense majorité des patients vient ici en dernier recours, quand douleur et maladie ne leur laissent plus le choix. Et avec des pathologies très avancées. Le Dr Gaetan des Guetz, dirige l’hôpital de jour d’oncologie. Dans son service, 12 à 15 % des patients dépendent de l’AME, qui, rappelle-t-il « contrairement aux autres régimes d’assurance sociale, ne permet pas de bénéficier des programmes de dépistages organisés ». Résultat : « Les patients pris en charge dans notre hôpital souffrent souvent des maladies diagnostiquées à un stade avancé, faute d’avoir eu un suivi médical régulier. Et face à un cancer, ni la chirurgie, ni la chimiothérapie ne sont des soins de confort », rappelle le médecin.

Rez-de-chaussée, service social des patients.

« Numéro 592, guichet 2 ». Une demi-douzaine de paires d’yeux fatigués se lèvent au cliquetis de l’écran, qui vient de changer son affichage. Emmitouflée dans sa parka, la femme qui serrait le numéro 592 dans sa main se lève et se dirige vers l’une des deux agents d’accueil. De toutes les couleurs, de tous les âges, quelques hommes, beaucoup plus de femmes, et quelques poussettes…dès le matin, avant 9 heures, ils ont pris leur tour, ticket à la main, dans la petite salle d’attente du service social, qui ne désemplit pas.En milieu de journée, la place assise est une denrée rare et l’on patiente dans le couloir.

La préoccupation principale des patients qui viennent au service social de l’hôpital: où vivre, comment manger… Pas se soigner.

6000 patients passent ici chaque année. Plus de la moitié n’ont aucuns droits ouverts à l’assurance maladie, quel que soit le régime auquel ils peuvent prétendre (carte vitale, CMU ou AME).  « Les gens ne viennent à l’hôpital qu’en dernier recours, explique Caroline Barbereau, responsable du service social des patients. Cette démarche ne leur est pas facile ; leur préoccupation principale, c’est de savoir où vivre, comment manger, surement pas de se faire opérer de la cataracte ! ». La grande majorité des patients n’a pas la moindre idée qu’ils possèdent des « droits » : « s’ils arrivent au service social, c’est toujours parce qu’ils nous sont adressés par des médecins. Nous ne sommes nullement une permanence pour l’ouverture de droits. On essaie, au contraire, de rattraper ceux auxquels ces hommes et les femmes en déshérence sociale que nous envoient les soignants ont droit. »

Derrière les deux guichets, vingt-cinq assistantes sociales se démènent pour organiser les sorties d’hospitalisation, la protection des personnes vulnérables et surtout accompagner les personnes afin de « leur permettre l’accès aux soins dont ils ont besoin ». Chaque année, le service constitue quatre mille dossiers d’ouverture de droits. Sur quatre-vingts dossiers adressés chaque semaine à la CPAM de Bobigny, 60 % sont une demande d’Aide Médicale d’État : « tous visent à couvrir des soins médicalement justifiés. La moitié, des soins urgents et vitaux », précise Caroline Barbereau.

La course d’obstacle de l’attribution d’une AME

Et même lorsque les patients ont accès, finalement, au service social, il leur faut encore établir qu’ils répondent aux critères d’attribution. Et c’est complexe. Comment « prouver » que l’on est vraiment depuis plus de trois mois en situation irrégulière sur le territoire ? Il faut d’abord attester que l’on n’a jamais fait de demande de titre de séjour en préfecture, fournir copie toutes les pages de son passeport, une photo, «et donner de nombreux détails sur son parcours migratoire ». Puis fournir des justificatifs d’une présence supérieure à trois mois en France. Certains renoncent, incapables de fournir les précieux sésames réclamés par l’administration :  déclaration d’impôt, facture d’électricité nominative, quittance de loyer ou attestation d’hébergement avec justificatif de domicile de celui qui héberge. Au fil des réformes, les dossiers sont de plus en plus complexes à monter et la proportion d’AME accordées diminue. « En 2015, 85 % de nos dossiers étaient acceptés. En 2018, alors que notre équipe est la même et parfaitement rodée, ils ne sont plus que 57 %», constate Caroline Barbereau.

Service de médecine interne, 6ème étage

L’AME. Ici, le sujet est sensible à tous les étages, du rez-de-chaussée à la direction. Et depuis longtemps. Déjà en 2007, selon le dernier rapport de l’IGAS, Delafontaine figurait dans le peloton de tête des prescripteurs. C’est un hasard, mais le Dr François Lhote, chef du service de médecine interne et président de la commission médicale de l’établissement,nous reçoit précisément la veille de la visite de la mission de l’IGAS (Inspection Générale des Services) à l’hôpital. C’est des prémices de ce rapport, commandé par le Président Macron, et pas encore terminé, que Stanislas Guérini et Julien Denormandie ont tiré l’exemple des « femmes géorgiennes » venues se faire poser des seins aux frais du contribuable français.

Au rappel de l’anecdote, le Dr Lhote bondit : « En admettant qu’il ait pu y avoir en France quelques fraudes à l’AME pour des interventions de chirurgie mammaires purement esthétique, il ne faut pas se tromper de cible. Si fraude il y a, le premier fautif serait le chirurgien, et avec lui l’anesthésiste et tous ceux qui ont permis l’intervention au bloc opératoire ! ».Le remboursement de chaque acte médical est en effet soumis à une cotation de la sécurité sociale : un code de chiffres et de lettres précisé sur chacune des feuilles de soins transmise pour remboursement. Une « mastorexie » (pose de prothèses esthétique) n’est jamais remboursée, quel que soit le régime de protection sociale dont on bénéficie. Parvenir à se la faire rembourser impliquerait donc que le médecin l’ait faite passer pour une reconstruction mammaire.

Les fraudes à l’AME? Une larme parmi les 261 millions d’euros annuels de fraudes à la CPAM.

Hasard du calendrier, la CPAM dévoilait aussi le 1er octobre son rapport annuel sur la lutte contre les fraudes. Au chapitre de l’AME, on comptait 62 « tricheurs ». Une goutte de quelques centaines de milliers d’euros parmi les 261 millions annuels de fraudes à l’Assurance maladie (dont les 3/4 imputables aux professionnels de santé).

Aux six émissaires de l’IGAS et de l’Inspection générale des finances, le Dr Lhôte n’a peut-être pas parlé prothèses mammaires. En revanche, il leur a certainement rappelé, chiffres à l’appui, comme en 2007, que si l’hôpital Delafonaine accueille tant de patients qui dépendent de l’aide médicale, c’est que « nous devons répondre aux besoins de santé du territoire sur lequel nous nous trouvons. Or la Seine-Saint-Denis, département où 75% des personnes vivent dans la précarité, est aussi l’un des premiers déserts médicaux de France, avec moitié moins de médecins généralistes que dans le reste du pays. L’essentiel de l’offre de soins se trouve ici, à l’hôpital. Le dernier pilier de la santé publique. Il est indispensable.» La preuve ? Le médecin brandit une radio, tirée d’un dossier sur son bureau: l’image montre des poumons envahis par la tuberculose. « Ce patient vit de longue date en France. Sans domicile. Il n’a jamais eu de droit ouvert à la sécurité sociale. Alors, on fait quoi ? On le relâche dans la nature alors que ses poumons sont encore plein de bacille contagieux ?».

La réponse est devenue un enjeu idéologique pour beaucoup. Politique, aussi pour certains. En réalité, elle est un enjeu de santé publique pour tous.

*Selon l’INSEE

A qui la fraude?

261,2 millions d’€: c’est le montant total de la fraude à l’Assurance maladie comptabilisé en 2018

542 000 €: c’est la somme imputable à la fraude à l’Aide médicale d’Etat (AME)

62: le nombre de « tricheurs » à l’AME recensés (sur les 9891 fraudeurs attrapés l’an dernier)

75% du préjudice financier enregistré par l’Assurance maladie est imputable aux professionnels de santé eux-mêmes…


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Claudine Proust

Journaliste

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