Une « zone grise », un « grand blanc », « un immense vide ». Pour décrire cette période post-cancer, lorsque chacune est censée reprendre le cours « normal » de sa vie, les mêmes mots reviennent souvent : ils disent le flou, l’angoisse du vide, parfois la détresse.
« Après ma dernière séance de radiothérapie, je me suis assise sur un banc devant l’hôpital et j’ai pleuré, raconte Corinne Van Loey, psychothérapeute atteinte de deux cancers en 2010. Je me sentais complètement paumée. »
Un pourcentage significatif de femmes touchées
Étonnant ? Peut-être, mais fréquent… Selon Diane Boinon, psychologue clinicienne à l’Institut Gustave-Roussy de Villejuif, 10 à 30% des femmes atteintes d’un cancer du sein manifestent des symptômes dépressifs dans l’année qui suit la fin des traitements. Et les causes de ce mal-être, qui ne va pas toujours jusqu’à la dépression, sont multiples.
« Pendant son traitement, le malade a été l’objet de tous les soins, rappelle Patrick Bensoussan, psychiatre, responsable du département de psychologie clinique à l’Institut Paoli-Calmettes, à Marseille. Son calendrier a été totalement régi par l’univers médical. Et puis, brusquement, le voilà seul. Il reçoit moins d’attentions de son entourage, désireux de passer à autre chose. Il ne bénéficie plus du filet protecteur de la structure hospitalière et il se dit que tout peut recommencer. »
« Victimes a posteriori »
La menace de la récidive est en effet bien là, ravivée à chaque examen de contrôle. « J’étais seule avec mes questions, se souvient Agnès, malade à 30 ans, en 2008. Est-ce que je vais rechuter ? Est-ce que j’aurai des enfants ? Est-ce que je vais vivre, tout simplement ? J’étais terrorisée, d’autant plus qu’on m’avait conseillé de me faire enlever le sein non atteint, à titre préventif. J’ai mis du temps à accepter l’opération, mais je l’ai fait. Et comme, après, le risque de récidive était quasi nul, j’ai enfin pu me projeter dans l’avenir. »
« La présence des soins met à distance ce questionnement, poursuit le Dr Bensoussan. Mais, dans l’après traitement, les personnes réalisent ce qu’elles viennent de vivre et en sont en quelque sorte victimes a posteriori. C’est comme avoir frôlé la mort sur l’autoroute : on ne s’en rend compte qu’après. »
Un désarroi muet
La souffrance est d’autant plus difficile à apaiser que le cancer est de plus en plus considéré comme une maladie chronique. Se reconstruire devient du coup plus complexe encore. « On vous dit que c’est fini, mais en même temps qu’il faut vivre avec, poursuit Patrick Bensoussan. La guérison psychique ne se fait pas au même rythme que la guérison physique. »
Autre facteur de blues: les marques provisoirement ou définitivement laissées par la maladie sur le corps. Des cheveux qui repoussent « différents », une peau qui conserve un aspect cartonné après la radiothérapie, des cicatrices, un sein en moins ou un « nouveau » sein…
« Plus le jour où je devais retourner au travail approchait, moins j’arrivais à me projeter, raconte Sandrine, commerciale de 33 ans. Mes collègues sont venues me voir à la maison et m’ont parlé du boulot. J’ai ressenti un gros blanc et j’ai avalé une boîte entière de médicaments. »
Après des séjours à l’hôpital et en maison de repos, la jeune femme a analysé ce qui l’angoissait: le regard des autres, la peur de ne pas y arriver, le retour à une vie « normale » qui n’était plus « sa » vie.
Une « nécessaire période d’adaptation »
Sandrine a d’autant plus souffert pendant cette période que personne autour d’elle ne comprenait son désarroi: ni son mari, pourtant très présent pendant la maladie, ni ses amis, ni son généraliste, pas même un psychiatre, croisé à l’hôpital ! « J’avais tout pour être heureuse, me disaient-ils. »
Pourtant, les spécialistes sont unanimes à admettre les souffrances liées à la reconstruction de soi: « La dépression n’est pas inéluctable, mais il faut vivre une nécessaire période d’adaptation« , indique Natacha Espié, psychologue-psychanalyste, membre de Saint-Louis Réseau Sein et administratrice à l’association Europa Donna.
Le chemin est d’autant moins aisé qu’il faut composer avec la fatigue, conséquence de la chimiothérapie, les difficultés à se concentrer…
« Je n’étais plus moi. Je me sentais humiliée (…) profondément diminuée »
« Cinq ans après ma reprise de travail, j’ai compris qu’il ne m’était plus possible d’exercer mon métier sans que cela se répercute sur ma vie familiale et ma santé, raconte Catherine, enseignante. À ce moment-là, je me suis sentie profondément déprimée. Où donc était ma place, alors? Je n’étais plus apte à faire une des choses qui me plaisaient le plus… Je n’étais plus moi. Je me sentais humiliée, blessée dans mon orgueil, trahie une fois encore par ce fichu corps qui ne répondait plus à mes désirs. Profondément diminuée. »
Face à la perte de repères : accepter le soutien des autres
Décryptage de Natacha Espié : « Il y a un véritable travail psychique à faire pour renoncer à l’image de celle qu’on était avant et refaire connaissance avec soi. On ne peut plus compter sur ses repères antérieurs. Il faut s’en bâtir de nouveaux, estimer tout ce que les traitements ont provoqué, mesurer et apprécier les signes positifs – les cils et sourcils qui repoussent, par exemple –, intégrer les changements. »
Et, bien sûr, aux problèmes communs à tous les anciens malades s’ajoutent les particularités de chaque individu…
Patrick Bensoussan : « Chacun se reconstruit en fonction de son histoire, de la façon dont il est entouré. Se faire accompagner pendant la maladie est capital. Plus on sent une mobilisation autour de soi, mieux on avancera. »
Trouver un lieu où « poser ses valises »
C’est au moins ce que la maladie aura appris de positif à Agnès : « Avant mon cancer, j’étais timide, solitaire. Je ne pensais qu’au travail. Pendant les traitements, j’ai rencontré des gens différents et j’ai compris que j’avais besoin de ces contacts. Certains sont toujours mes amis et, aujourd’hui, j’ai un appétit énorme de rencontres et de voyages. »
Le soutien psychologique est également utile en ce qu’il offre un lieu où « poser ses valises », selon l’expression de Natacha Espié. Mais l’aide peut être de toute nature. À chacun de trouver sa solution. Corinne Van Loey, elle, a choisi d’être active dès l’annonce de sa maladie : « J’ai voulu participer à ma guérison. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour ne pas contrarier l’effet de la chimio et pour tenir la longueur : acupuncture, compléments alimentaires, massages ayurvédiques. »
L’absence de soutien dans les établissements de soin
Cette thérapeute, spécialiste de la prise en charge des traumatismes, a écrit son parcours, ses colères, ses réactions. « Mon conseil, c’est de participer à tout ce qui peut faire du bien, de faire des choses pour soi. L’important est d’être dans le mouvement. »
Reste que bon nombre de patientes déplorent n’avoir trouvé aucun soutien, notamment psychologique, dans les établissements qui les soignaient. « J’aurais aimé échanger avec des malades de mon âge, profiter de l’expérience des autres, regrette Sandrine. Je me suis sentie très seule, pendant le traitement et également après. »
Quelle prise en charge post-cancer pour « réintégrer » sa vie ?
Quelques établissements commencent à réfléchir à l’après cancer. « La fin de traitement devrait faire l’objet de la même attention que celle qu’on porte à l’annonce de la maladie, estime le Dr Bensoussan. À l’Institut Paoli-Calmettes, lors de la consultation de fin de traitement, le patient se voit systématiquement proposer une consultation psy, intégrée au parcours. 80 % des patients y viennent. 20 % sont orientés vers un suivi régulier dans notre service. Et tous bénéficient d’aide pour trouver le bon kiné, la méthode de relaxation qui convient… Puisqu’on permet de plus en plus aux malades de réintégrer leur vie, il faut leur permettre de le faire dans les meilleures conditions possibles. »
À l’Institut Curie aussi, une telle consultation existe depuis 2009. Son but favoriser la sortie de l’hôpital et aider à renouer avec la vie quotidienne. Enfin, dans le cadre de Saint-Louis Réseau Sein, la dernière visite chez le cancérologue s’accompagne d’une proposition de prise en charge psy. « 35 % des patientes acceptent. Parfois, le simple fait de savoir que le dispositif existe suffit à les aider. »
« Aujourd’hui, je me sens apaisée, raconte Catherine, l’enseignante révoltée. J’accepte enfin l’idée de ne plus exercer mon métier et de garder mes forces pour ceux que j’aime et pour moi-même. Je ne peux plus faire les mêmes choses qu’avant? Eh bien tant pis! J’en ferai d’autres ! » Se sentir vivante, être fière d’avoir triomphé, c’est peut-être la seule leçon à tirer de cette épreuve. Mais c’est déjà énorme.
Marie-Pierre Garrabos
INFO +
« Reconstruire sa vie après un cancer » de Marie-Anne Garcia-Bour, éditions Frison- Roche