« Triple-négatif… Késaco ? », s’est demandé Aurélie, cadre commerciale de 37 ans, quand l’oncologue lui a annoncé le nom précis du cancer du sein qui la touchait. La jeune femme n’en avait jamais entendu parler : « En découvrant ses particularités et ses statistiques sur internet, j’ai vite compris que l’on changeait de dimension ! »
Touchant plutôt des femmes jeunes(1), réputé plus agressif, et présentant un risque plus élevé de récidive métastatique précoce, ce cancer plutôt rare (15 % des 60 000 cas de cancers du sein diagnostiqués chaque année) aurait tendance à cocher toutes les « mauvaises cases ».
C’est pour ça qu’il fait peur. Son nom même sonne comme une triple peine. Or il fait simplement référence à l’absence sur les cellules cancéreuses de récepteurs hormonaux – qui fixent les œstrogènes ou la progestérone – et de la protéine HER2 – qui reçoit, elle, le signal d’un facteur de croissance.
Les cancers du sein triple négatifs : une maladie hétérogène
Résultat, ces cancers ne sont sensibles ni aux traitements antihormonaux (hormonothérapies) ni aux thérapies ciblées dirigées contre ce récepteur HER2.
L’affaire est en réalité un peu plus complexe. Car, en jetant un œil au microscope, on s’aperçoit qu’il existe à l’intérieur même de cette famille de cancers du sein plusieurs sous-groupes ainsi que plusieurs niveaux d’expression des marqueurs.
Et c’est cette importante hétérogénéité qui explique non seulement des pronostics très variables, mais aussi différentes sensibilités aux traitements. Autant de caractéristiques singulières qui rendent ce cancer difficile à traiter.
CÉLINE, 32 ANS : « J’AI RÉUSSI À DEVENIR MAMAN »
Alors que j’étais enceinte de trois mois, j’ai senti comme des coups d’aiguille dans la poitrine. J’ai pensé que c’était lié à la grossesse, mais le diagnostic a été sans appel : cancer du sein triple négatif. J’ai enchaîné les traitements : chimio, tumorectomie et radiothérapie. À la fin, le Taxol a provoqué des contractions, et j’ai dû accoucher à huit mois. Le plus beau cadeau de la vie ! Mon traitement est terminé depuis 2022, mais je reste suivie tous les quatre mois. J’attends les cinq ans – sans récidive – avec impatience, croquant la vie à pleines dents avec mon mari et mes enfants !
Des médecins démunis face aux cancers triple négatifs
Comme toujours en oncologie, le stade de la maladie est un déterminant essentiel de la prise en charge. Au stade 1, quand la tumeur fait moins de 2 cm et en l’absence de ganglion envahi, le protocole standard repose essentiellement sur la chirurgie (tumorectomie ou mastectomie) et la chimiothérapie.
« S’il n’y a pas déjà eu de chimiothérapie avant la chirurgie [chimio dite néoadjuvante, ndlr], une chimiothérapie adjuvante sera initiée après, pour prévenir un risque de récidive locale ou de métastases », précise le Dr Thomas Bachelot, coordinateur du département de cancérologie médicale au centre Léon-Bérard, à Lyon. Une radiothérapie viendra ensuite détruire les éventuelles cellules cancéreuses résiduelles. Un schéma somme toute classique, que l’on rencontre aussi dans d’autres cancers du sein.
« Si la maladie est prise au stade précoce, on en guérit dans environ 85 % des cas » – Dr Hardy-Bessard
Avec des espoirs de guérison totale quasi identiques. « Si la maladie est prise au stade précoce, on en guérit dans environ 85 % des cas, rassure Anne-Claire Hardy-Bessard, oncologue au Centre armoricain de radiothérapie, d’imagerie médicale et d’oncologie, à Plérin (Côtes-d’Armor). Et, paradoxalement, le pronostic à long terme est même plutôt meilleur que celui d’autres cancers du sein. »
Toutefois, cette stratégie s’est avérée peu efficace pour les stades 2 et 3, voire des stades plus avancés. Et, pendant longtemps, les médecins se sont trouvés démunis.
La révolution de l’immunothérapie
Jusqu’à l’arrivée de nouveaux traitements comme les thérapies ciblées, au début des années 2000, et surtout l’immunothérapie, à partir de 2010. Son principe ? Mobiliser le propre système immunitaire des patientes pour éliminer les cellules cancéreuses.
Il faut savoir que certaines cellules de notre système immunitaire jouent un rôle majeur pour nous aider à lutter contre le cancer : les lymphocytes T. Mais il arrive que le cancer parvienne à les neutraliser. Pour contrer l’action des cellules tumorales, les chercheurs ont donc développé une stratégie capable de réactiver ces lymphocytes T. Réarmé contre la tumeur, le système immunitaire est à nouveau à même de la détruire.
Un risque de récidive diminué de 35 %
Chez les patientes touchées par un cancer du sein triple négatif de stade 2 ou 3 (tumeur de plus de 2 cm et/ou présence de ganglions envahis), l’apport d’une immunothérapie (pembrolizumab), administrée avec la chimiothérapie avant la chirurgie, et parfois également après, a été une véritable révolution. Cette stratégie a permis de réduire significativement le risque de rechute et de décès, comme l’a démontré, en 2022, l’étude Keynote-522.
« Des bénéfices largement confirmés en septembre 2024 au congrès de l’Esmo [European Society for Medical Oncology, ndlr], se réjouit le Dr Diana Bello-Roufai, chef adjoint du département d’oncologie médicale de l’Institut Curie, puisque, à 5 ans, la survie globale passe de 81 % à 86 %, le risque de récidive diminue de 35 % et celui de décès de 34 %. Des résultats qui confortent la place de l’immunothérapie en tant que standard thérapeutique dans le traitement des cancers du sein triple négatifs de stades 2 et 3. »
Et, pour potentialiser les chances de ne pas rechuter, il convient de l’associer à « une prise en charge globale, comportant un suivi nutritionnel, psychologique, et de l’activité physique adaptée », ajoute le Dr Hardy-Bessard.
Elle rappelle que, « parmi les femmes qui récidivent (moins de 15 % à 5 ans), la moitié récidive dans les deux premières années et un tiers environ entre deux et cinq ans après le traitement initial ». D’où l’importance aussi d’un suivi médical très régulier.
ANNE, 59 ANS : « MERCI L’IMMUNOTHÉRAPIE ! »
Quand le médecin a détaillé le protocole, j’ai compris que le traitement serait lourd et long. J’ai tout fait pour le supporter au mieux. J’ai poursuivi la plupart de mes activités : balades, cuisine, couture… Et, grâce au soutien de mon équipe municipale et de mes proches, j’ai pu assurer mon rôle de maire pour l’essentiel. Opéré à la fin de mai 2024, mon sein a été conservé en grande partie, et aucune cellule cancéreuse n’a été retrouvée. Merci l’immunothérapie ! Pour éviter la récidive, je participe actuellement à un programme de remise en forme nommé PEPS à la clinique des Rosiers, de Dijon : sport, cardio, diététique, groupes de parole… De quoi aussi reprendre confiance et lutter contre la fatigue
La complexité des cancers triple négatifs métastatiques
Quid des cas métastatiques ? Là, le schéma thérapeutique est plus complexe. Seule une minorité des patientes répond à l’immunothérapie : celles dont les cellules tumorales expriment le marqueur PD-L1, soit 20 % à 40 % seulement des patientes. C’est via ce marqueur que les cellules tumorales exercent un frein sur les lymphocytes T. Et c’est ce frein que « l’immuno » vient lever, offrant à ces femmes de réelles chances de rémission plus longue.
Et pour celles qui n’expriment pas le PD-L1 ? D’autres marqueurs seront recherchés, et principalement la mutation du gène BRCA. Ce sont alors des inhibiteurs de PARP qui leur seront prescrits, tels que l’olaparib. Enfin, à celles qui n’entrent dans aucune de ces catégories, on proposera une chimiothérapie associée à un anti-angiogénique.

Trodelvy : une arme en plus contre les cancers triple négatifs
Lorsque ces stratégies de première ligne ne fonctionnent plus, entrent en lice les thérapies ciblées. Dont le Trodelvy, qui a montré son efficacité pour contenir la progression de la maladie, et auquel le Collectif Triplettes roses a réclamé un accès précoce dès 2020.
Après deux ans de bataille, et une campagne de médiatisation menée en collaboration avec RoseUp et Mon réseau cancer, le collectif a obtenu gain de cause. Le secret de cette nouvelle arme ? Joindre dans une même thérapie une chimiothérapie (govitecan) et un conjugué anticorps-médicament ou ADC (sacituzumab) ciblant spécifiquement une protéine présente à la surface des cellules du cancer triple négatif (Trop-2).
Une fois l’anticorps lié aux cellules cancéreuses, la chimio y pénètre, comme un cheval de Troie. Cette thérapie ciblée a sonné le début d’une révolution, avec 35 % des patientes qui répondent à ce traitement contre 5 % à la chimiothérapie classique, et une survie globale doublée.
Et pour les patientes qui ne répondent pas au Trodelvy ? L’Enhertu (une autre thérapie ciblée) peut être une option.

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Premier enjeu : identifier des biomarqueurs prédictifs de la réponse à l’immunothérapie
Un des enjeux majeurs des recherches actuelles est de sélectionner les patientes qui tireront un bénéfice de l’immunothérapie quel que soit le stade de la maladie.
Pour cela, les scientifiques cherchent à identifier des biomarqueurs prédictifs de réponse au traitement. C’est un des objets d’Inspire, une étude menée par l’équipe du Laboratoire d’immunothérapie du cancer de Lyon, coordonnée par Christophe Caux, directeur de recherche Inserm au Centre lyonnais de recherche en cancérologie.
« À partir d’échantillons obtenus par biopsie au moment du diagnostic puis par chirurgie lors de la résection de la tumeur, nous analysons les mutations génétiques, l’expression de gènes de l’immunité, et l’organisation spatiale des cellules immunitaires infiltrant la tumeur, explique Léo Laoubi, chercheur postdoctoral dans l’équipe de Christophe Caux. À la fin de l’étude, nous voudrions proposer une signature qui inclue plusieurs biomarqueurs pouvant expliquer la résistance, ou au contraire la bonne réponse, à l’immunothérapie. » Les premiers résultats ne sont pas attendus avant 2026.
Deuxième enjeu : augmenter les chances de guérison
Un deuxième enjeu est de parvenir à mobiliser encore plus efficacement le système immunitaire afin d’augmenter les chances de guérison ou de diminuer les risques de rechute.
Une des options est de combiner des immunothérapies entre elles. C’est l’objet de l’étude Skyline, lancée en avril 2024 par les équipes de l’Institut Curie.
Une autre piste est de combiner une immunothérapie avec un autre traitement, par exemple le pembrolizumab avec le Trodelvy. C’est ce que va tenter d’évaluer l’étude Ascent-05.
L’espoir est là, et les médecins, comme la communauté des patientes, attendent beaucoup des molécules en développement et de ces essais en cours.
EN CHIFFRES
9 000, c’est le nombre de nouveaux cancers du sein triple négatifs décelés chaque année en France.
40 % des patientes concernées ont moins de 40 ans.
85 %, c’est le taux de survie à 5 ans quand le cancer est localisé.
30 % des patientes présentent une mutation des gènes BRCA1 et BRCA2.
La problématique des toxicités liées à l’immunothérapie
Dernier axe d’investigation intéressant aussi bien les chercheurs que les malades : les toxicités liées à l’immunothérapie, qui altèrent la qualité de vie de très nombreuses patientes, et qui peuvent être parfois très sévères.
« Un des risques de l’immunothérapie est en effet une suractivation de l’immunité, qui peut se diriger vers les glandes endocriniennes (thyroïde, pancréas, surrénales…) », explique le Dr Thomas Grinda, chef de clinique en sénologie à Gustave-Roussy, à Villejuif. Comme si le corps se mettait à détruire certains organes, « provoquant parfois des effets irréversibles comme des maladies auto-immunes, nécessitant alors un traitement à vie ».
Dans cette situation, il faut arrêter immédiatement l’immunothérapie, recevoir un traitement à base de corticoïdes (destiné à inhiber le système immunitaire), pour pouvoir reprendre le traitement ensuite. Ou pas.
C’est ce qui est arrivé à Coralie. Cette jeune avocate de 30 ans a dû interrompre son immunothérapie combinée à la chimio dès la première séance : « Ça a réveillé une spondylarthrite ankylosante diagnostiquée il y a quinze ans et très bien traitée jusque-là. C’était tellement dur que j’ai dû retourner vivre chez mes parents durant plusieurs mois. »
Même surréaction pour Maud : « En plus d’une myocardite [inflammation du muscle cardiaque, ndlr], j’ai développé une hyperthyroïdie et une inflammation des poumons. L’immunothérapie a été stoppée net. Aujourd’hui, je vais mieux, je retravaille, mais j’ai encore des douleurs aux genoux. L’objectif maintenant est de reprendre le sport. » En attendant, sa vie est rythmée par un suivi cardiaque et un contrôle de la glande thyroïde tous les mois.
Les soins de support ne sont pas toujours suffisants pour faire face à ces effets secondaires. Les chercheurs en sont conscients, c’est aussi pourquoi « l’amélioration de la qualité de vie des patientes fait partie des critères secondaires clés de l’ensemble des études », indique le Dr Bello-Roufai.
Certaines recherches, comme Opt-Pembro, portent spécifiquement sur la désescalade thérapeutique, qui vise à réduire la dose et/ou la durée des traitements pour en minimiser les effets indésirables.

Un combat pour la qualité de vie
Mieux évaluer la qualité de vie des patientes sous Trodelvy, grâce à des entretiens qualitatifs adaptés à la réalité, c’est aussi l’objectif de SaGoVie. Les Triplettes roses sont à l’initiative de cette étude menée avec le centre Léon-Bérard et le réseau FEM-NET : « Parce que nous voulons vivre longtemps et bien ! » défend Claude Coutier, présidente du collectif.
Diagnostiquée triple négatif en 2018, elle a porté fièrement la flamme olympique en août 2024. Une victoire et un beau symbole de vie pour cette militante qui se bat pour que les patientes aient accès aux traitements les plus novateurs et puissent intégrer rapidement des essais cliniques.
Ce qui est désormais plus facile avec Klineo. Cette plateforme construite avec les Triplettes, accessible aux patientes et aux médecins, rassemble toutes les études cliniques en France pour le cancer du sein triple négatif.
Et, contrairement à ce que l’on pense, participer à un essai clinique n’est pas l’espoir de la dernière chance : « On peut y participer à tous les stades de la maladie et en intégrer un dès la première ligne des traitements », précise notre « K-fighteuse ».
À LIRE :
Cancer du sein triple négatif. Comprendre ma maladie et sa prise en charge, gratuitement disponible sur le site de Mon Réseau Cancer.
Donner la vie dans l’ombre du cancer, de Céline Hedin-Tronel, disponible sur amazon.fr
1. Rappel : quand le cancer est diagnostiqué chez une femme en âge d’avoir un enfant, une consultation d’onco-fertilité avec préservation de la fertilité est proposée avant le début des traitements.
Retrouvez cet article écrit en partenariat avec La Fondation ARC dans le Rose magazine n°28
Par Céline Dufranc, Émilie Groyer et Sandrine Mouchet
